Marathon 84/100 : 51 km, (Sandikli – Dinar)
Dès que je sors maintenant, des personnes viennent me parler. C’est un tel bonheur. Mais c’est tellement pas ma vie quotidienne que je m’attends chaque nouvelle journée à ce que cela s’arrête.
D’autant qu’aujourd’hui, la route était longue. Une grande ligne droite de 50 km en 2 fois 2 voies. La température remonte d’ailleurs dangereusement. L’humidité de la Mer dont on s’approche accentuant la difficulté pour le corps à évacuer la chaleur.
Et puis j’aurais encore 2 gros marathons comme ça avant Antalya. C’est là que ça va se jouer je pense…
Alors ça me va bien si je me concentre sur mon effort physique.
Hier soir, c’était au caffe.lizbon que j’ai rencontré Serdar. C’est le patron du café restaurant coloré. Il avait des amis franco-turcs qui étaient là. Il m’a notamment présenté Emre en se disant qu’en parlant la même langue ça pourrait aider à ce que je mange des choses que j’ai vraiment commandées.
Emre arrive à ma table et me dit “bonjour, comment ça va”.
“Ça alors, vous parlez drôlement bien le français”
“Ben c’est à dire que je suis de Pontarlier, dans le Jura”.
A Pontarlier il y a 3000 français d’origine turcs. Emre vient chaque année ici comme beaucoup d’autres français.
Je me rends compte alors par notre échange, que des éléments du projet sûrement me conduisent à avoir une vision de ce pays très singulière.
Par exemple, pour lui les routes sont dangereuses, il y a beaucoup de français et les gens me parleront surtout à Antalya.
Pour moi, sur les routes, on me klaxonne tout le temps pour m’encourager, il est le premier français que je croise et du coup, je me dis mais à Antalya ça va être la liesse. Peut-être un risque d’émeute.
N’empêche quel plaisir d’échanger avec un français aussi sympa et qui peut ainsi me donner un contrepoint à ma vision.
Bref, aujourd’hui j’ai un peu foncé dès 6h. Surpris comme à chaque fois que mes tendons réussissent à passer du mode manchot blessé à kényan à la retraite mais qui en a vu d’autres.
J’avance bien. Tout se passe bien. Café à 14km, second ravitaillement au km24 dans une station où j’avale un paquet de gâteaux. Et au km30, je vois un restaurant avec aucun client, mais il m’attire.
C’est là que je rencontre Muhammet. Il a un sourire incroyable. Je vois immédiatement ses 2 enfants. Mahmut et sa sœur Elif. Elle porte un t-shirt avec un énorme coeur. Comme moi finalement. Ça la fait sourire elle aussi.
C’est drôle parce que depuis que les miens sont partis, je n’ai pas eu vraiment d’occasions de jouer avec des enfants.
Ils me donnent envie de châteaux de sable sur toutes les plages du monde entier.
Avec Google je leur dis “vous êtes surpris de voir un français ?C’est bizarre !”. Ils sourient timidement. Me regardent. Je rapproche alors mes yeux, je louche quoi, tord ma bouche et en fait sortir un son guttural en sortant la langue. Ils rient.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Muhammet appelle Mehmet. Mehmet à 65 ans. Il a travaillé 35 ans en France. Il a appris le français en 3 mois parce qu’un autre s’était moqué de lui. On parle de ses 3 femmes. Mais ça c’était avant. On constate qu’on est maintenant tous les 3 célibataires. Sans savoir quoi en conclure mais en souriant que la vie soit un mouvement. Et puis je vois que ces 3 générations d’hommes devant moi portent, chacun à leur manière, le prénom de leur prophète.
Je finis par redécoller. La chaleur devient menaçante.
Il me reste plus que 7km lorsque je me vois partir en hypoglycémie. Je ralentis. Termine mon bidon…
Une voiture de derrière me klaxonne. Oh, elle s’arrête. Oh, c’est Muhammet.
Il m’invite à monter. Insiste.
Je suis en mode batterie faible. J’ai envie de lui faire plaisir. Mais c’est impossible pour moi de monter dans sa voiture.
Même pas par bête principe. Mais parce que ce qui me donne de la force pour porter le témoignage qui est le mien, c’est que je sache ce que j’ai fait. Qu’il n’y ait pas un mètre qui me sépare de chez moi aux Terres sacrées que je n’ai pas traversé connecté à mes raisons de ce projet et à mon coeur.
Muhammet le comprend bien. Il sourit et on se dit “à bientôt”. Quelle incroyable surprise. Les derniers kms, grâce à lui, redeviennent faciles.
Et puis ce soir, au Simurg café Bistro, j’ai eu le plaisir d’être accueilli par Fatih, Sila et Ayse. Rien n’aide plus, finalement à la récupération, que leur gentillesse. Une preuve, ils m’ont pris pour un australien. Mon côté surfeur musclé j’imagine.
Je laisse maintenant le soin à Joël de conclure cette journée. J’aime que ce soit lui qui conclut. Parce qu’il ouvre la voie de l’humilité.
Bonne soirée à tous.
Antoine VERNIER, sociologue, vit à Angers dans une cabane sans eau et sans électricité.
En 2022, il court 23 marathons de suite jusqu’à Davos. De ce voyage, il réalise un documentaire « Et si on parlait d’amour !? » et en écrit un livre qui porte le même titre.