Marathon 93/100 : 28 km, (Gazipasa – Zeytinada Pansiyon ve Gözleme)
Sérendipité : Capacité, aptitude à faire par hasard une découverte inattendue et à en saisir l’utilité (scientifique, pratique).
Mon objectif aujourd’hui était de prendre mon temps. J’avais un petit orteil en train d’évoquer pour lui-même la perspective d’une ampoule alors que je les ai évitées jusque-là.
Les journées de Marathons qui vont suivre vont être énormes. Parce que la côte est incroyablement montagneuse et que les distances, sous la chaleur vont m’obliger à être la journée entière sur la route.
M’arrêter régulièrement, enlever mes chaussures, masser, c’est le meilleur moyen d’éviter que ça empire. Jusqu’à ce que je trouve l’origine de ce problème et sa solution.
Je sens que c’est important que je reste en capacité de courir très correctement jusqu’au bout.
Cette prise de temps elle se caractérise aussi par l’écoute de l’interview de Diane de Selliers dans l’émission Visages. C’est l’éditrice de luxe française. Au sens premier du luxe (la lumière). Un livre par an. Moins mais mieux. Jules Verne, La Fontaine, les écrits sacrés japonais, indiens. Le commun dans tout cela. Et puis elle décrit sa rencontre du mot “sérendipité”. Et l’importance des traductions comme dans le quantique des quantiques où le “Viens mon aimée” devient là vraie déclaration d’amour grâce à Élie Chouraqui “Va vers toi-même”.
Et puis cette citation de Paul Claudel à propos de l’évangile de Saint Jean : “Il ne faut pas chercher à comprendre l’apocalypse. Il faut se promener dedans”.
C’est rempli de cette intelligence (qui se dispersera sûrement comme l’eau dans le sable) que je décide de faire une nouvelle pause dans un café.
Nevzat me fait un signe amical de loin. Je les rejoins. Je suis désormais bien loin des hôtels touristiques. On ne me voit plus comme un sportif pris entre compétition et admiration et/ou inquiétudes quant à son propre corps, mais comme un dingue qui décide de vivre en traversant leur pays sous la cuisante chaleur et allant donc forcément vers le paradis intérieur.
Je les rejoins. Il y a donc Nevzat mais aussi Ugur, Ahmat et Rifat. Ils m’offrent ma première mangue et leur étonnement d’un tel projet. Tout me fait du bien.
Mais aujourd’hui était le jour où j’ai reçu une explicite et incroyable réponse à mes questionnements d’hier.
Je vous raconte.
Quelques kilomètres plus loin, j’aperçois un barrage militaire. Il y a un énorme véhicule blindé, des murs de sacs de sable et 6 ou 7 militaires armés.
Comme je ne vois aucune raison pour moi à ce poste, je ralentis à peine en passant à leur hauteur. Je fais juste un coucou de la main pour leur indiquer que je les ai vu et qu’ils puissent me faire signe à leur tour s’ils souhaitent que l’on parle.
Personne ne bouge. Je suis 200 m plus loin. Ce barrage ressemblait à ce à quoi j’imaginais me confronter plus tard. Alors, je sais bien que c’est un peu délicat, mais je m’arrête, sors mon téléphone et tente une plus ou moins discrète photo. Illustration du changement d’ambiance.
Là, ça bouge! Ils me font signe de venir.
Je souris.
Quand on voyage au milieu des hommes, je remarque que, surtout sans comprendre leurs langues, on finit par beaucoup mieux détecter les ambiances, les intentions, les énergies.
Je pressens que je vais adorer ce moment.
Ils me demandent d’effacer la photo… Exécution !
Ils me regardent manipuler mon téléphone.
Voilà !
Vider aussi la corbeille.
Oui, bien sûr.
Ils sont 4 autour de moi. Il y a les gilets pare-balles, les fusils d’assaut. Mais je les sens détendus, curieux. Curieusement nous sommes tous dans des âges pas si éloignés.
Alors j’explique où je vais, pourquoi. Je montre le site internet.
L’un d’eux me propose de m’asseoir avec eux. On m’apporte un thé.
Il lit le site : “Tu as une fille ?”.
Voilà ma fille soudain avec nous au milieu de notre reconstitution de la géopolitique mondiale.
L’occasion m’est envoyée de tester la force de mes convictions. C’est délicat la réalité. Parce que bien sûr que ces hommes protègent, d’un certain point de vue, en contrôlant les véhicules. Que je serais sûrement heureux de les trouver dans certaines circonstances.
Je me vois soudain trouver facilement mon anglais. J’approche mon doigt du canon du fusil de Huseyin, comme s’il s’agissait non pas d’un objet mais d’une simple pensée. Une pensée que je peux rendre tendre. Je dis, comme on observe une sensation pour soi-même : “je ne crois pas que cela puisse apporter la paix. Parce que ce n’est pas leur vocation”.
Je les vois me laisser approcher du fusil, sentir mes intentions. Me quitter des yeux pour s’interroger. Un instant. Un instant qui me touche comme je ne croyais pas que cela soit possible.
J’ajoute alors devant ces hommes. En leur donnant la possibilité de plonger dans mes yeux s’ils le souhaitent : “je crois que nous voulons tous la même chose. Trouver quelqu’un à aimer. Et qui nous aime”.
Le silence qui suit, il est la justification de toutes les souffrances que j’ai surmontée sur la route.
Nous vivons ensemble cet instant.
Pris d’une immense gratitude, je leur écris alors en turc pour être sûr qu’ils me comprennent bien. “Vous venez de m’offrir le plus grand des encouragements”.
Hassan me questionne sur mon opinion quant aux Américains. Il m’écrit sur Google traduction : “je crois qu’il va y avoir la guerre au proche orient”.
Je lui réponds : “peut-être nous en avons besoin pour se rendre compte de l’essentiel ?” Mais pour se détendre et en même temps toucher au cœur du système je ne peux m’empêcher d’ajouter : “Sauf si j’arrive là-bas et que nous parvenons à avoir ce genre de conversation”.
Il sourit.
Je sens venir le moment pour moi de repartir. A ce moment , je ne doute plus que ça compte qu’ils me voient me lever, partir sur cette route étouffante.
Mais juste avant, je me dis que c’est dommage de n’avoir pas fait de photos. J’ai une idée… Une photo de nos souliers, comme symbole de nos identités.
Ils réfléchissent. …Et ils acceptent. Je les vois sourire.
Je me lève. Ce moment va s’arrêter, comme une graine déposer dans un champ pour chacun de nous.
En les saluant un à un, Hassan me saisit par les épaules. C’est lui cette fois qui m’invite à le regarder. Lui dont je devine le quotidien d’entraînements, d’informations, d’expériences. Le sens du groupe aussi. Parce que la sécurité, c’est la solidarité. “Fais attention à toi” insiste-t-il.
Aucun mot ne sort de ma bouche.
J’acquiesce en tentant de dissimuler l’émotion qui vient soudain m’attraper.
Cette émotion, n’est pas lié au danger ou à la peur. Tout au contraire. Je crois qu’elle vient du fait qu’il m’amène à me regarder de l’extérieur faire ce que je fais. Je me vois faire ces choses que je n’ai jamais désiré faire. Ces choses que je trouve belles et dont je ne me sens nullement à l’origine.
Et en constatant cela, je crois que j’observe cette origine. Cette force extérieure à moi et à laquelle j’ai accepté de me soumettre.
L’émotion, c’est de voir ce qu’est cette origine.
Antoine VERNIER, sociologue, vit à Angers dans une cabane sans eau et sans électricité.
En 2022, il court 23 marathons de suite jusqu’à Davos. De ce voyage, il réalise un documentaire « Et si on parlait d’amour !? » et en écrit un livre qui porte le même titre.